/ 06.08.2024
de Sophie Haddak-Bayce et Madeleine Masse
Quand deux professionnelles architectes-urbanistes échangent sur leur pratique et la fabrique de la ville, influencées par leur rôle de mamans de jeunes enfants, elles partagent rapidement un constat commun et stratégique : l’inadaptation de la ville à la pratique autonome des enfants.
En France, un enfant seul dans la rue est devenu une situation incongrue et provoque l’inquiétude ou les suspicions des adultes. Où sont ses parents ? Où va-t-il seul ? Que fait-il ? Cet enfant est-il perdu ?
Si la ville pouvait être jusque dans les années 1960 un territoire de découverte pour les enfants, leur pratique de l’espace public, et notamment dans la rue, se restreint de génération en génération. Petit à petit, l’enfant autonome a disparu de la rue. Dehors, les enfants jouent au parc, dans le square, dans la cour de récréation. Des espaces à ciel ouvert mais qui restent pour autant des espaces fermés. Dans la rue, ils ne font qu’y passer et sont généralement accompagnés : c’est le cas pour 97 % des enfants de l’élémentaire et 77 % des collégiens pour des trajets domicile-établissement scolaire.
Des enfants d’intérieur
Les enfants passent désormais beaucoup de leurs temps de loisirs enfermés, installés confortablement dans un canapé, derrière des écrans. Les conséquences de cette sédentarité sur leur santé physique, physiologique et psychologique sont alarmantes : surpoids, risques cardio-vasculaires, prévalence de la myopie, dépression… En 50 ans, la capacité physique moyenne des 7-18 ans a baissé de 25 %.
Les bienfaits de la vie en extérieur ne sont plus à prouver pour stimuler leurs sens, développer leur psychomotricité, susciter leur curiosité, encourager leur sociabilité. Pour un enfant, marcher dans la rue est aussi un très bon moyen pour apprendre à se situer dans l’espace, à développer son sens de l’orientation, à connaître son quartier, à découvrir les joies de la ville, le plaisir de la promenade et de la flânerie. Tout cela fera sans doute de lui un adulte piéton. En un sens, questionner la place des enfants dans l’espace public est un sujet éducatif et de santé publique.
Rue = danger ?
La présence d’enfants dans nos rues françaises, ou plutôt leur absence, en dit en réalité beaucoup sur notre rapport à l’espace public. De multiples projections d’adultes, plus ou moins fondées, peuvent expliquer cette appréhension : sentiment d’insécurité, réel danger lié à la place et à la vitesse des modes motorisés, inconfort et étroitesse des trottoirs, aménagements inadaptés, encombrements, bruit et pollution.
C’est l’aménagement de l’espace public, façonné pour l’automobile et la recherche d’efficacité liée à la vitesse, qui a conditionné les pratiques de déplacement motorisé dans la ville, au détriment de celles des piétons.
Un peu comme si, au fur et à mesure que les transports rapides et efficaces du quotidien, la voiture en premier lieu, gagnaient du terrain, la place des enfants dans la rue en perdait. Avec des rues devenues souvent dangereuses, trop bruyantes et polluées, les enfants sont confinés dans des espaces plus sécurisés, clôturés, en tout cas surveillés, que ce soit à la maison, à l’école, au stade, dans les parcs et jardins comme dans les aires de jeux. Loin de la liberté offerte par la rue, les enfants évoluent toujours sous l’œil bienveillant voire trop protecteur de l’adulte, dans un espace délimité, aux aménagements souvent hyper-normés. Ces espaces très codifiés laissent peu de place à la découverte, à l’imaginaire, à la créativité… et à l’apprentissage de la vie en société comme à la maîtrise du danger.
Et ailleurs ?
Pourtant, de par le monde, malgré le développement automobile, la rue a parfois su rester cet espace de jeu, de loisirs, de découverte et de rencontres pour de nombreux enfants. On a tous en tête des impressions et des souvenirs de voyages nous rappelant que les petits Espagnols, Indiens, Grecs, Kenyans, Italiens, Indonésiens, Mexicains passent beaucoup plus de temps à jouer dans la rue. Une affaire avant tout culturelle avec une vie de famille à l’extérieur souvent très développée ; par exemple, en Espagne, lors du moment du paseo, cette promenade familiale juste avant le dîner durant laquelle toutes les générations se retrouvent, marchent, jouent. Dans ces pays, les enfants sont aussi plus souvent seuls dans la rue, pour aller à l’école, rendre service et faire une course rapide ou tout simplement jouer avec un voisin devant le perron de la porte pendant que les parents vaquent à leurs occupations au sein du foyer…
Play streets (rues à jouer), rues aux enfants, rues aux écoles : quand la ville se fait récréative
Et si les enfants pouvaient à nouveau jouer dans la rue ? Au ballon, à saute-mouton, à la corde à sauter, aux billes ? Transformer un bout de trottoir en une poutre de gymnaste en herbe ? Grimper sur un banc ou un muret et sauter dans le caniveau ? Faire la course entre copains pour atteindre en premier le réverbère du coin ? Éclabousser les adultes en sautant dans une flaque d’eau ? En un mot, refaire de la ville, de la rue, un espace d’expression, un terrain d’aventure, propice au jeu et aux liens sociaux.
Depuis quelques années, commencent à éclore de-ci, de-là des initiatives de rues aux enfants, aux abords des écoles. A minima interdites à la circulation automobile aux heures d’entrées et de sorties des élèves, ces rues menant à l’école sont parfois définitivement coupées à la circulation. L’espace de chaussée est alors réinvesti de manière ludique, parfois artistique, pour proposer aux enfants et à leur accompagnant un espace propice au jeu, à l’attente, à la rencontre. C’est tout le paysage de la ville qui change, dans un sens plébiscité par les enfants : un décor moins minéral, plus arboré et coloré !
Ces rues évoquent les fameuses play streets, rues à jouer, qui existent en Angleterre depuis les années 1930 : des rues, souvent résidentielles, transformées le temps d’une soirée estivale ou d’un dimanche après-midi en un vaste espace réapproprié, où petits et grands ont le loisir de se retrouver et de passer un moment convivial. Alors que les voitures sont garées sur les bas-côtés ou rangées dans les garages, les ballons et tables de ping-pong en ressortent, des marelles sont dessinées à la craie, les barbecues investissent le bitume, les parasols et les transistors finissent de planter le décor : une rue vivante, appropriée et réinvestie !
L’enfant et l’école : un catalyseur dans l’adaptation des espaces publics
Ces exemples montrent que la rue devient un objet de reconquête écologique : moins de place dédiée à la voiture (la « juste » place) et plus pour d’autres attentes citoyennes. La rue doit retrouver son rôle de lieu du lien social, où la cohabitation de tous redevient possible. Dans nos rues, nous souhaitons : moins de chaleur, moins de bruit, moins de pollution, moins d’enrobé, moins de voitures, plus d’arbres, plus d’ergonomie, plus de biodiversité, plus d’ombre, plus d’eau, plus de piétons, plus d’usages et… plus d’enfants !
L’adaptation de nos rues aux enjeux environnementaux nous amène à changer de focale, à réintroduire le vivant (la faune, la flore et l’humain) au cœur des aménagements. Dans ce changement de paradigme, la prise en considération de la place à accorder aux enfants devient un levier au service de rues plus inclusives, plus relationnelles, plus vivantes.
Et rien de mieux que de commencer par le chemin de l’école pour transformer les rues d’un quartier. À partir du groupe scolaire, imaginer un réseau de rues plus apaisées, plus confortables pour l’écolier comme pour ses accompagnants, ou les riverains, afin de cheminer facilement, le long de trottoirs ombragés. Le parvis de l’école, voire la cour végétalisée, ouverts sur la rue, peuvent même devenir des sortes de squares de quartier, à l’image des cours oasis qui fleurissent à Paris et dans d’autres métropoles depuis quelques années.
Autour de l’école, de nombreuses actions sont alors à fédérer : mutualisation et/ou ouverture des cours en dehors des temps scolaires, rues aux écoles, pratiques ludo-sportives, design actif et interventions artistiques sur le chemin de l’école, outils en faveur de l’éco-mobilité scolaire…
Autour de l’enfant, une flopée d’acteurs à embarquer et à mettre en synergie : élus locaux, techniciens, directeurs d’écoles, enseignants, parents d’élèves, frères et sœurs, riverains, associations, commerçants, artistes, concepteurs…
Ensemble, à partir de l’école, une mutation profonde des quartiers peut alors s’opérer, plaçant les enfants au cœur du dispositif, mais au service de tous les usagers de la rue.
La présence d’enfants dans la rue : un nouvel indicateur de bien-être ?
En réadaptant la rue aux enfants, l’espace public devient plus confortable, vivant et écologique, in fine, plus adapté aux défis d’avenir. La rue se transforme en un prolongement du logement, toujours trop petit, telle une extension de l’espace de jeu et de vie.
Reconstruire la relation de l’enfant au dehors, prendre soin des plus jeunes dans nos villes permet de mesurer autrement la qualité de vie et le bien-être ressenti par les usagers, notamment les publics les plus sensibles (seniors, femmes, personnes à mobilité réduite, etc.). La présence d’un enfant en autonomie dans la rue peut alors devenir un indice de mesure pertinent pour évaluer la qualité d’aménagement, d’appropriation et de vie d’un espace public. Par le prisme de la place de l’enfant dans la rue, des politiques innovantes et efficaces peuvent être déployées à toutes les échelles de l’action publique, pour mieux prendre soin des habitants.
Quand les enfants reprennent le pouvoir !
Après avoir été ignorés, relégués, surveillés, invisibilisés, les enfants, au cœur de cette reconquête de nos rues, doivent pouvoir réinvestir les lieux. Bien plus qu’une simple politique d’aménagement, remettre l’enfant au cœur de la ville questionne leur place dans la démocratie : en prenant en compte les besoins des plus jeunes, en associant dès maintenant les citoyens de demain aux décisions publiques, en les embarquant dans la fabrique de la ville du XXIe siècle. Faire des enfants des acteurs à part entière dans la conception et l’évolution de nos modes de faire la cité, de la pratiquer, de l’adapter semble essentiel. La transformation de l’espace urbain doit être mise en œuvre avec les plus jeunes car ils seront demain les futurs habitants de villes qui devront répondre aux défis écologiques, climatiques et sociétaux. Serait-on sur la bonne voie ? _
1 | http://harris-interactive.fr/wp-content/uploads/sites/6/2020/09/Rapport-HI-pour-UNICEF_Sondage-aupres-des-parents-d-eleve-
sur-la-pollution-autour-des-ecoles.pdf
2 | Étude menée par le Pr Carré, cardiologue du sport au CHU de Rennes, et co-financée par la FFC. « Bouger et s’amuser c’est la clé contre la sédentarité ! La Fédération française de Cardiologie alerte sur l’importance de l’activité physique chez les jeunes », FFC. www.fedecardio.org.
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